PHILOMEL COTTAGE

 

— Au revoir, chéri.

— Au revoir, mon chou.

Alix Martin, appuyée à la petite porte rustique, suivit des yeux la silhouette de son mari qui s’éloignait en direction du village. Il prit le tournant et disparut. Perdue dans ses pensées, Alix n’avait pas bougé. Le regard rêveur, elle repoussa une mèche de cheveux qui lui barrait la joue.

Alix Martin n’était pas belle, ni même ce que l’on s’accorde à appeler jolie. Mais son visage s’était éclairé, adouci à tel point depuis son mariage, que ses anciennes collègues, au bureau, auraient hésité à la reconnaître. Miss Alix King avait été une jeune femme de manières un peu brusques, mais active et très capable.

Elle avait été élevée à une dure école. Pendant quinze ans, elle avait travaillé comme sténodactylo pour subvenir à ses besoins et faire vivre une mère invalide. Elle avait trente-trois ans à présent et la lutte qu’elle avait dû mener avait durci les lignes de son visage d’enfant.

Elle avait cependant eu une aventure – ou presque – avec un collègue, Dick Windyford. Sans paraître le savoir, Alix avait bien senti qu’il s’intéressait à elle. Pour les autres, ils étaient de bons amis, sans plus. Dick n’avait qu’un maigre salaire et devait couvrir les frais d’études d’un jeune frère. Il ne pouvait, de quelque temps, songer au mariage.

Puis, la jeune fille avait été délivrée des tracas journaliers de la façon la plus inattendue. La mort d’un cousin éloigné qui lui laissait son argent, quelques milliers de livres, avait signifié pour elle liberté, vie, indépendance. Elle pouvait épouser Dick.

Mais Dick avait réagi de façon surprenante. Jamais il n’avait parlé ouvertement de son amour à la jeune fille et il semblait moins que jamais prêt à le faire. Il l’évita, devint morose, sombre. Alix comprit très vite. L’orgueil et la délicatesse empêchaient Dick de lui demander de devenir sa femme. Elle se demandait si c’était à elle de faire le premier pas quand, pour la seconde fois, l’inattendu se produisit.

Elle rencontra Gérald Martin chez des amis. Il tomba éperdument amoureux d’elle et, une semaine plus tard, ils étaient fiancés. Alix, qui s’était toujours considérée comme n’appartenant pas à la catégorie de ceux qui « tombent amoureux » avait totalement perdu pied.

Sans le vouloir, elle avait trouvé le moyen de faire réagir son ancien soupirant. Dick Windyford était venu la trouver, écumant de rage.

— Cet homme vous est totalement étranger ! Vous ne savez rien de lui !

— Je sais que je l’aime.

— Comment le pouvez-vous… en une semaine ?

— Il ne faut pas onze ans à tout le monde pour se rendre compte que l’on aime quelqu’un ! avait répliqué Alix, mécontente.

Il avait pâli.

— Vous m’avez plu dès que je vous ai rencontrée. Je croyais que je vous plaisais aussi.

— Oui. Mais alors je ne savais pas ce qu’est l’amour.

Dick avait eu un nouvel accès de colère. Il avait prié, imploré, menacé – oui, menacé – l’homme qui l’avait supplanté. Alix avait été stupéfaite d’assister à l’éruption d’un tel volcan chez un homme si calme d’apparence et qu’elle croyait si bien connaître.

En ce matin ensoleillé, appuyée à la porte du jardin, elle revoyait la scène. Elle était mariée depuis un mois et elle avait connu un bonheur idyllique. Mais, en l’absence de ce mari qui était tout pour elle, une vague d’anxiété assombrissait son bonheur. Et Dick Windyford en était la cause.

Trois fois, depuis le jour de son mariage, elle avait fait le même rêve. Le décor changeait, mais les faits restaient. Elle voyait son mari étendu, sans vie, Dick Windyford debout à côté de lui et elle savait parfaitement qu’il lui avait porté le coup fatal.

Mais, si horrible que fût cette scène, quelque chose la dépassait en horreur – horreur qu’elle ne ressentait qu’éveillée : en rêve tout semblait parfaitement normal ; inévitable. Elle, Alix Martin, était heureuse de la mort de son mari ! Dans un grand geste de reconnaissance, elle tendait les mains au meurtrier, elle le remerciait ! Le rêve finissait toujours de la même façon et elle se retrouvait entre les bras de Dick Windyford.

Elle n’avait pas parlé de ses rêves à son mari mais elle en avait été secouée plus qu’elle ne voulait l’admettre. Était-ce un avertissement… contre Dick Windyford ?

L’aigre sonnerie du téléphone arracha Alix à ses pensées. Elle entra dans la maison et décrocha. Elle chancela soudain et dut s’appuyer au mur.

— Qui… qui parle ?

— Mais, Alix, qu’avez-vous fait de votre voix ? Je la reconnais à peine. Ici Dick.

— Oh !… Oh !… Où êtes-vous ?

— Aux Armes du Voyageur… C’est bien ce nom-là, n’est-ce pas ? Vous ne connaissez même pas l’existence de l’auberge de votre village, je le parie. Je suis en vacances… je pêche un peu. Voyez-vous un inconvénient à ce que je vienne vous faire une visite, à tous les deux, après le dîner ?

— Non… répondit Alix sèchement. Vous ne pouvez pas venir.

Il y eut un moment de silence puis Dick reprit, la voix légèrement altérée :

— Je vous demande pardon. Bien sûr, je ne veux pas vous déranger…

Alix l’interrompit. Il devait trouver sa réaction vraiment extraordinaire. Elle l’était. Mais ses nerfs étaient tendus à craquer.

— Je voulais dire que nous… nous étions invités ce soir. Ne voulez-vous… pouvez-vous venir dîner demain soir ?

Mais Dick avait remarqué son manque de cordialité.

— Merci infiniment, répondit-il de la même voix impersonnelle. Mais il se peut que je parte d’un moment à l’autre. Cela dépend de l’arrivée d’un de mes camarades. Au revoir, Alix.

Il s’arrêta puis ajouta, très vite, d’un ton différent :

— Tous mes vœux de bonheur…

Alix raccrocha avec un sentiment de profond soulagement. « Il ne faut pas qu’il vienne ici », se répétait-elle. Il ne le faut pas. Je suis folle. Mais il n’empêche, je suis heureuse qu’il ne vienne pas.

Elle ramassa un chapeau de paille posé sur une table et retourna dans le jardin. Elle s’arrêta un instant pour contempler le nom gravé au-dessus du porche : Philomel Cottage.

— Quel nom fantastique, avait-elle dit, avant leur mariage, à Gerald qui avait ri.

— Petite citadine, avait-il répondu tendrement. Je suis sûr que vous n’avez jamais entendu chanter de rossignol. J’en suis heureux. Les rossignols ne chantent que pour les amoureux. Les soirs d’été, nous les écouterons ensemble, dans le jardin de notre maison.

Ils les avaient entendus, effectivement, et à ce souvenir, debout sur son seuil, elle rougit de plaisir.

C’est Gerald qui avait découvert Philomel Cottage. Il était venu trouver Alix, vibrant d’enthousiasme. C’était l’endroit idéal, un bijou, la chance de leur vie. Quand Alix l’avait vu, elle avait été séduite, elle aussi. Peut-être était-ce un peu isolé, à deux kilomètres du village le plus proche, mais la maison elle-même était tellement exquise avec son air vieillot et son confort – salle de bains, électricité, téléphone – qu’elle avait aussitôt succombé à son charme. Un seul inconvénient : le propriétaire, un homme riche et capricieux, refusait de louer. Il voulait vendre.

Gerald Martin, quoique possédant de solides revenus, ne pouvait toucher à son capital. Impossible pour lui de réunir plus de mille livres. Le propriétaire en demandait trois. Alix, qui avait donné son cœur à la villa, vint à la rescousse. Sa petite fortune consistant en actions au porteur, facilement réalisables, elle avait contribué à l’achat de la maison. Philomel Cottage était devenu leur bien et, pas une minute, elle n’avait regretté leur choix. Évidemment, les domestiques n’appréciaient pas cette solitude rurale. Pour le moment, ils n’en avaient pas.

Mais Alix, qui avait été sevrée de vie familiale, prenait grand plaisir à confectionner des petits plats et à s’occuper de sa maison.

Un retraité venait deux fois par semaine du village soigner le jardin très fleuri.

En tournant le coin de la maison, elle fut surprise de voir le vieux jardinier s’activant sur une plate-bande. Il ne venait en général que le lundi et le vendredi et l’on était mercredi.

— Bonjour, George. Que faites-vous ici, aujourd’hui ? demanda-t-elle en s’approchant de lui.

Le vieux se redressa et toucha le bord de son chapeau.

— C’est que… voilà : il y a la fête au château, vendredi, et je me suis dit qui ni Mr. Martin ni sa dame n’y verraient à redire si je venais mercredi au lieu de vendredi.

— C’est parfait. J’espère que vous vous amuserez, à cette fête.

— Sûrement, dit George. C’est bien agréable de penser qu’on peut s’en mettre jusque-là et que c’est quelqu’un d’autre qui paye. On fait bien les choses, au château. Et je me suis dit aussi que je devais vous voir avant votre départ, pour la bordure. Vous ne savez pas quand vous reviendrez, madame ?

— Quand je reviendrai ? D’où cela ?

George eut l’air surpris.

— Vous ne partez pas pour Londres, demain matin ?

— Non. Qui vous a mis cette idée en tête ?

— J’ai rencontré le patron, hier au village. Il m’a dit que, tous les deux, vous partiez pour Londres, demain. Il ne savait pas pour combien de temps.

— C’est ridicule, dit Alix en riant. Vous avez mal compris.

Qu’avait dit Gerald ? Aller à Londres ? Pour quoi faire ? Elle détestait cette ville.

— J’ai horreur de Londres, dit-elle brusquement.

— Ah ! fit George, placide. J’ai dû mal comprendre, mais ça m’a pourtant paru bien clair. Ça me plaît que vous restiez ici. Je n’aime pas tous ceux qui vont et viennent, et Londres, ça ne me dit rien. Il y a trop d’autos. C’est l’ennui, de nos jours. Quand quelqu’un a une voiture, il ne peut plus rester en place. Mr. Ames, celui qui avait la maison avant vous, était un homme bien tranquille, jusqu’au jour où il a acheté sa machine. Elle lui a coûté si cher qu’il a dû vendre sa maison, après son accident. Il avait dépensé une jolie somme là-dedans, papiers, peintures, tapisseries, électricité et tout. « Vous reverrez jamais la couleur de votre argent, que je lui ai dit. » Mais il m’a répondu : « J’en tirerai deux mille livres, pas un sou de moins. » Et il l’a fait.

— Il a même reçu trois mille livres, remarqua Alix en souriant.

— Deux mille, répéta George. On en parlait tout le temps, de la somme qu’il demandait.

— Trois mille, insista Alix.

— Les dames ne comprennent rien aux chiffres. Vous n’allez pas me dire que Mr. Ames a eu l’audace de vous réclamer comme ça, tout net, trois milles livres ?

— Pas à moi, mais à mon mari.

George se pencha sur ses fleurs.

— Le prix était de deux mille livres, dit-il, obstiné.

Alix jugea inutile de discuter. Elle s’éloigna et entreprit de faire un bouquet.

Comme elle regagnait la maison avec son chargement parfumé, elle remarqua un petit objet vert entre deux plates-bandes. Elle le ramassa. C’était l’agenda de son mari.

Elle l’ouvrit et, amusée, regarda ses notes. Dès le début de leur mariage, elle avait constaté à quel point Gerald, émotif et impulsif, était aussi méthodique et ordonné. Il était presque maniaque en ce qui concernait l’heure des repas et préparait l’emploi du temps de sa journée avec une précision d’indicateur de chemin de fer.

En feuilletant les pages du calepin, elle sourit à la vue de l’inscription figurant au 14 mai : Épouse Alix. Saint-Pierre, deux heures trente.

— Le grand idiot, murmura la jeune femme en continuant de tourner les feuillets.

Soudain, elle s’arrêta.

Mercredi 18 juin – aujourd’hui, donc ! De son écriture précise, Gerald avait noté : vingt et une heures. Rien d’autre. Qu’avait-il projeté pour cette heure-là ?

Alix s’étonna, puis sourit en songeant aux histoires qu’elle avait lues si souvent et dans lesquelles un agenda fournit toujours des révélations sensationnelles. Des noms de femmes… Celui-ci mentionnait des rendez-vous d’affaires, mais un seul prénom féminin… le sien.

Elle glissa le carnet dans sa poche sans plus y penser. Pourtant, elle se sentait mal à l’aise. La phrase de Dick Windyford lui revint en mémoire et elle eut l’impression qu’il était à côté d’elle : « Cet homme vous est totalement étranger ! Vous ne savez rien de lui ! »

C’était vrai. Que savait-elle ? Gerald avait quarante ans. Il avait dû y avoir d’autres femmes dans sa vie…

Elle se secoua, mécontente. Pourquoi se laisser aller à ces pensées ? Il y avait mieux à faire. Devait-elle dire à son mari que Dick Windyford avait téléphoné ?

Peut-être Gerald l’avait-il déjà rencontré au village ? Il lui en parlerait dès son retour et la question serait réglée. Sinon… que faire ?

Si elle racontait cela à Gérald, il proposerait certainement d’inviter Dick. Il lui faudrait alors expliquer qu’il avait demandé à venir et qu’elle l’en avait dissuadé. S’il lui demandait pourquoi, que pourrait-elle répondre ? Lui parler de son rêve ? Il rirait ou – ce qui serait pis – verrait qu’elle avait attaché de l’importance à une vétille.

Presque honteuse, elle décida de ne rien dire. Ce serait le premier secret qu’elle aurait vis-à-vis de son mari et sa conscience la troubla.

 

Quand elle entendit Gerald revenir du village, un peu avant le déjeuner, elle se précipita dans la cuisine et s’affaira sur ses casseroles pour cacher sa confusion.

Gerald n’avait pas vu Dick, cela sautait aux yeux. Elle se sentit soulagée et embarrassée en même temps.

Ce ne fut qu’après le dîner, alors qu’ils étaient assis dans le salon dont les fenêtres ouvertes laissaient pénétrer l’air parfumé du soir, qu’Alix se souvint de l’agenda.

— Est-ce ainsi que tu arroses les fleurs ? dit-elle en le lui lançant sur les genoux.

— Il était dans une plate-bande ?

— Oui. Je connais tous tes secrets, maintenant.

— Je plaide non coupable, répondit Gerald en secouant la tête.

— Qu’est-ce que c’est que ce rendez-vous pour neuf heures, ce soir ?

— Oh ! ça… (Il parut désarçonné un instant, puis sourit.) J’ai rendez-vous avec une fille bien jolie. Elle a les cheveux bruns et les yeux bleus, tout à fait comme toi.

— Je ne comprends pas, dit Alix avec une fausse sévérité. Tu tournes la question.

— Mais non ! Je voulais me souvenir que j’avais des photos à développer et j’ai besoin de ton aide.

Gerald Martin était un photographe enthousiaste. Il possédait un appareil quelque peu démodé mais excellent et développait lui-même ses pellicules dans une petite cave transformée en chambre noire.

— Et cela doit être fait à neuf heures précises ? dit Alix, moqueuse.

— Ma chère enfant, répondit Gerald un peu froissé, le seul moyen de faire un travail convenable est d’en fixer l’heure.

Elle regarda son mari. Il fumait, la tête légèrement renversée en arrière, son visage glabre ressortant sur le fond sombre de la fenêtre. Et, brusquement, une vague panique la submergea.

— Oh ! Gerald, je voudrais tant en savoir davantage sur toi !

Il la regarda, étonné.

— Mais, ma chérie, tu connais tout de moi. Mon enfance dans le Northumberland, ma vie en Afrique du Sud, et les dix dernières années au Canada qui m’ont apporté le succès.

— Les affaires ! dit-elle, renfrognée.

Gerald éclata de rire.

— Je vois à quoi tu penses… à mes aventures amoureuses. Vous êtes toutes les mêmes. Rien ne m’intéresse, sauf toi.

La jeune femme sentit sa gorge se serrer.

— Peut-être, murmura-t-elle. Mais tu as dû avoir des aventures. Si seulement je savais…

Le silence retomba. Gerald Martin fronçait les sourcils, indécis. Quand il parla, ce fut avec gravité, sans ironie.

— Crois-tu que c’est très sage, Alix… cette… sorte d’enquête dans la chambre de Barbe-Bleue ? Il y a eu des femmes dans ma vie. Je ne le nie pas. Mais je puis te jurer qu’aucune n’a représenté quelque chose pour moi.

La sincérité du ton réconfortait sa femme.

— … Satisfaite ? demanda-t-il avec un sourire. (Puis, il ajouta :) Qu’est-ce qui t’a fait penser à cela juste ce soir ?

Alix se leva et se mit à arpenter la pièce.

— Je ne sais pas. J’ai été nerveuse toute la journée.

— C’est étrange, murmura Gerald comme se parlant à lui-même. Étrange.

— Pourquoi ?

— Toi, si calme, si raisonnable…

Elle se contraignit à sourire.

— Tout a marché de travers, aujourd’hui. Le vieux George lui-même s’est mis dans la tête l’idée ridicule que nous retournions à Londres. C’est toi qui le lui aurais dit.

— Où l’as-tu vu ? demanda Gerald sèchement.

— Il est venu travailler, aujourd’hui au lieu de vendredi…

— Ce vieil imbécile ! s’écria Gerald, furieux.

Alix le regarda, surprise. Son visage était convulsé par la rage. Jamais elle ne l’avait vu fâché à ce point. Déjà, il se maîtrisait.

— … C’est un vieux crétin…

— Que lui as-tu donc dit ?

— Moi ? Rien du tout ! Ah ! si… je me souviens. J’ai fait une petite plaisanterie en prétendant qu’il fallait que je sois à l’heure au bureau, demain. Il a dû prendre ça au sérieux. Ou bien il a mal compris. Tu l’as détrompé, naturellement ?

Il attendait avec anxiété la réponse d’Alix.

— Bien sûr, mais il est de ces gens auxquels il n’est pas facile de faire changer d’idée quand ils l’ont dans la tête.

Et elle conta à Gerald ce que George lui avait dit au sujet du prix d’achat de la maison.

Il ne répondit pas tout de suite.

— Ames voulait deux mille livres en espèces et le reste sous forme d’hypothèque. Ce doit être là l’origine de l’erreur.

— C’est probable, dit-elle.

Puis elle regarda la pendule et, malicieuse :

— … Il faut descendre, Gerald. Nous avons déjà cinq minutes de retard.

Il eut un sourire.

— J’ai changé d’avis, dit-il froidement. Je ne ferai pas de photos ce soir.

Un cerveau de femme est une machine étrange. Alix alla se coucher l’esprit en repos.

Mais le lendemain, l’inquiétude la reprit. Dick Windyford n’avait pas rappelé mais elle avait l’impression d’être sous son influence. Elle le réentendait sans cesse : « Cet homme vous est totalement étranger. » Elle revoyait en surimpression le visage de son mari lui demandant : « Crois-tu que c’est très sage, Alix, cette sorte d’enquête dans la chambre de Barbe-Bleue ? » Pourquoi avait-il dit cela ?

On eût dit un avertissement, une menace déguisée. C’était un peu comme s’il avait déclaré : « Tu ferais mieux de ne pas étudier mon passé. Tu pourrais avoir des surprises désagréables. »

Le vendredi matin, elle en était arrivée à se persuader qu’il y avait eu une femme dans la vie de Gerald, une aventure qu’il cherchait à cacher. Sa jalousie s’éveillait, se précisait.

Était-ce une femme qu’il devait rencontrer, l’autre nuit, à neuf heures ? Cette histoire de photos à développer n’était-elle qu’un mensonge ?

Trois jours auparavant, elle aurait juré tout savoir de son mari. À présent, il lui semblait un nouveau venu dont elle ne savait rien. Elle se rappelait sa colère contre le vieux George, si peu compatible avec ses manières calmes habituelles. Un détail peut-être, mais qui donnait à penser.

Dans l’après-midi, elle voulut aller au village, y faire des achats, seule, comme d’ordinaire. Mais, à sa grande surprise, Gerald s’opposa vivement à son projet et insista pour y aller lui-même. Elle céda, non sans s’étonner. Pourquoi voulait-il l’empêcher d’aller au village ?

Puis elle crut comprendre : il avait dû rencontrer Dick Windyford. Sa propre jalousie venait de s’éveiller. N’en était-il pas de même pour Gerald ? Hé oui, il était jaloux, à son tour. Cette pensée la rassénéra. Elle s’y accrocha avec joie.

L’heure du thé vint, ramenant avec elle l’angoisse. Pour finir, Alix céda à la tentation qui l’assaillait depuis le départ de son mari. Imposant silence à sa conscience, elle monta dans la chambre de Gerald. Pour la mettre en ordre, se répétait-elle…

— J’en aurai le cœur net.

Tout papier compromettant avait dû être détruit depuis des années, elle s’en doutait. Mais les hommes sont ainsi faits qu’il leur arrive de garder les pièces les plus compromettantes. Par vanité ou faiblesse.

Les joues brûlantes de honte, le souffle court, elle fouilla les papiers, retourna les tiroirs, explora les poches. Deux tiroirs refusèrent de s’ouvrir, le dernier du classeur et celui de droite du bureau. Ils étaient tous les deux fermés à clef. C’était là, évidemment, qu’il gardait les lettres de cette femme…

Il avait laissé ses clefs sur le buffet, au rez-de-chaussée. Elle alla les chercher, les essaya. La troisième ouvrait le tiroir du bureau. Il contenait un carnet de chèques, un portefeuille bourré de billets de banque et, tout au fond, un paquet de lettres liées d’un ruban.

Haletante, elle le dénoua et un flot de sang empourpra ses joues. Elle refit le paquet et le remit en place. Ces lettres étaient celles qu’elle avait écrites à Gerald avant de l’épouser.

Elle s’attaqua au classeur. Elle n’y trouverait rien, c’était probable, mais il lui fallait mener son enquête jusqu’au bout, ne rien laisser au hasard.

Aucune clef du trousseau ne convenait, elle ne voulut pas s’avouer vaincue. Il y avait d’autres clefs dans la maison… et elle poussa un soupir de soulagement quand la clef de la penderie de la chambre d’amis tourna dans la serrure du classeur. Il ne contenait qu’une liasse de coupures de presse, pâlies par les ans.

Elle y jeta un coup d’œil, curieuse de connaître la raison pour laquelle Gerald avait pris la peine de les conserver si longtemps. Il s’agissait de journaux américains vieux de sept ans, relatant le procès du célèbre escroc bigame, Charles Lemaître. Lemaître avait été suspecté de s’être débarrassé de ses victimes. On avait retrouvé un squelette sous le plancher d’une maison qu’il avait loué et la plupart des femmes qu’il avait « épousées » avaient disparu. Il s’était défendu devant ses juges avec beaucoup d’habileté. Acquitté à la minorité de faveur, on le déclara non coupable en ce qui concernait l’accusation principale, celle de meurtre, mais il avait été condamné à une forte peine de prison pour falsification de testaments.

Alix se souvenait fort bien de l’intérêt suscité par l’affaire, en son temps, et même de la sensation qu’avait provoquée l’évasion de Lemaître, quelque trois ans plus tard. Les journaux avaient consacré de longs articles à l’escroc et discuté de son extraordinaire pouvoir sur les femmes. On relatait ses protestations véhémentes, ses effondrements subits attribués à ses dons d’acteur et aussi à sa maladie de cœur.

L’une des coupures de presse donnait sa photographie et Alix étudia longtemps l’image, celle d’un homme portant la barbe, au visage intelligent.

Il lui rappelait quelqu’un. Mais qui donc ? Brusquement, elle comprit : il ressemblait à Gerald ! Les yeux et les sourcils… Peut-être était-ce pour cela qu’il avait conservé cette photo. Elle parcourut l’article. L’accusé, disait-on, avait porté certaines dates dans son agenda de poche et elles correspondaient à celles de la disparition de ses victimes. Une femme avait témoigné et identifié formellement le prisonnier, précisant qu’il portait une marque au poignet gauche.

Alix lâcha les papiers et chancela. Au poignet gauche, son mari avait une petite cicatrice…

La chambre tournait autour d’elle. Plus de toute : Gerald Martin était Charles Lemaître. C’était l’évidence même !

L’argent donné pour la maison, son argent à elle, rien que le sien. Les actions qu’elle lui avait confiées… Son rêve prenait tout son sens. D’instinct, elle avait eu peur de Gerald Martin et voulu lui échapper. Elle s’était tournée vers Dick pour demander son aide. Elle était la prochaine victime de Lemaître. Bientôt, peut-être…

Elle étouffa un cri. Mercredi neuf heures ! La cave et son dallage si facilement soulevée ! Une fois déjà il avait enterré une de ses victimes dans une cave. Tout avait été projeté pour mercredi soir. Mais c’était un signe de folie que de noter cela ! Non, c’était logique. Gerald tenait toujours compte de ses projets ; pour lui un meurtre était une affaire comme une autre.

Comment avait-elle échappé à son sort ? Qui avait pu la sauver ? Avait-il hésité à la dernière minute ? Non. Brusquement, elle sut… : Le vieux George…

Elle comprenait maintenant l’accès de rage de son mari. Sans aucun doute, il avait préparé le terrain en annonçant leur départ imminent pour Londres. Puis George, contre toute attente, était venu travailler au jardin et avait contrecarré ses plans. Il eût été trop risqué de se débarrasser d’elle le même soir ; le vieux George aurait répété leur conversation. Alix frissonna en songeant qu’ils auraient pu ne pas en parler…

Pas une seconde à perdre. Il fallait fuir. En hâte, elle replaça les journaux à leur place, referma le classeur.

Soudain, elle s’immobilisa, pétrifiée. La porte du jardin avait grincé. Son mari rentrait !

Elle courut à la fenêtre, souleva le rideau.

Oui, c’était lui. Il souriait, chantonnait. À la main, il tenait un objet dont la vue la terrifia. Une bêche flambant neuf.

Ce serait pour cette nuit. Alix en était sûre, son instinct le lui criait.

Mais elle avait encore une chance. Fredonnant toujours, Gerald passait derrière la maison.

Elle se jeta dans l’escalier, passa la porte… et se heurta à son mari.

— Eh bien ? dit-il. Où cours-tu si vite ?

Elle luttait désespérément pour recouvrer son calme. L’occasion était perdue, mais avec un peu d’habileté, il s’en pourrait présenter une autre.

— Je vais au bout du sentier, et je reviens, dit-elle d’une voix qui lui parut faible et hésitante.

— Je t’accompagne.

— Non, je t’en prie. J’ai mal à la tête. J’ai besoin de solitude.

Il la regardait avec attention et elle crut lire le soupçon dans ses yeux.

— Qu’as-tu, Alix ? Tu es pâle… tu trembles.

— Rien, répondit-elle avec un sourire forcé. J’ai la migraine, c’est tout. Une petite promenade me fera du bien.

— Oui, mais je n’aime pas t’entendre dire que tu ne veux pas de moi, déclara Gerald avec son rire léger. Je viens, que tu le veuilles ou non.

Elle n’osa pas protester. S’il se doutait qu’elle savait…

Au retour, il insista pour qu’elle s’étende, lui bassina les tempes avec de l’eau de Cologne. Il se montrait, comme toujours, dévoué, prévenant. Alix se sentait prise au piège.

Il ne la laissa pas seule une minute. Il l’accompagna même dans la cuisine pour l’aider à transporter les plats qu’elle avait déjà préparés. Elle se contraignit à manger, à paraître gaie et naturelle. Elle savait à présent qu’elle luttait pour sa vie. Elle était seule avec cet homme, loin de toute aide, à sa discrétion. Elle n’avait plus qu’une chance, distraire ses soupçons un instant, le temps de gagner le couloir et de téléphoner, d’appeler au secours. C’était son dernier espoir.

Si elle lui disait que Dick Windyford devait venir les voir dans la soirée ?

Les mots tremblaient déjà sur ses lèvres ; elle les retint. Cet homme ne se laisserait pas détourner une fois encore de ses projets. La détermination, l’orgueil qui perçaient sous son calme, la terrifiaient. Elle ne ferait que précipiter l’heure du crime. Il la tuerait, puis téléphonerait à Dick Windyford pour lui raconter une histoire, lui dire qu’ils partaient en voyage… Oh ! si Dick pouvait venir ! Si Dick…

Une inspiration lui vint. Le courage lui revenait avec l’ébauche d’un plan. Elle retrouva si bien la maîtrise de soi qu’elle s’étonna elle-même.

Elle fit du café et le porta sous le porche où ils s’asseyaient souvent durant les belles soirées.

— Au fait, dit Gerald brusquement, nous ferons ces photos tout à l’heure.

Alix sentit un frisson la parcourir, mais elle répliqua avec nonchalance.

— Ne peux-tu pas te débrouiller tout seul ? Je me sens lasse, ce soir.

— Cela ne prendra pas longtemps. (Il sourit.) Et je te promets que tu ne seras plus fatiguée, après.

Les mots semblaient l’amuser. Elle tressaillit. Il était temps d’agir. Elle se leva.

— Je vais téléphoner au boucher, annonça-t-elle, désinvolte. Je reviens.

— Au boucher ? À cette heure-ci ?

— Sa boutique est fermée, bien sûr, grande bête. Mais il est chez lui. Demain, c’est samedi, et je voudrais qu’il m’apporte quelques côtelettes de veau, de bonne heure, avant qu’on ne dévalise son étal. Il est très aimable, il ferait n’importe quoi pour moi.

Elle entra vivement dans la maison, refermant la porte derrière elle. « Ne ferme pas la porte », entendit-elle Gerald dire. Elle répondit sans hésiter :

— C’est pour empêcher l’entrée des papillons de nuit. Je les ai en horreur. As-tu peur que je fasse la cour au boucher ?

Elle décrocha très vite le récepteur, demanda Les Armes du Voyageur. On répondit aussitôt.

— Mr. Windyford est-il toujours chez vous ? Puis-je lui parler ?

Puis son cœur bondit. La porte venait de s’ouvrir et Gerald était dans le hall.

— Va-t’en, Gerald, dit-elle, boudeuse. Je déteste que l’on écoute quand je téléphone.

Il se contenta de rire et s’installa sur une chaise.

— Est-ce vraiment au boucher que tu veux parler ? demanda-t-il ironique.

Alix était désespérée. Son plan avait échoué. Dans une minute Dick serait à l’appareil. Devait-elle risquer le tout pour le tout et appeler à l’aide ?

Puis, comme d’un geste nerveux elle appuyait sur le bouton donnant la communication, un autre plan prit forme dans son esprit.

« Ce sera difficile, se dit-elle. Il faut que je trouve le mot juste, sans hésiter, mais je crois que je réussirai. Il le faut.

À ce moment précis, elle entendit Dick Windyford. Elle respira à fond, appuya sur le bouton et dit :

— Ici, Mrs. Martin de « Philomel Cottage ». Je vous en prie, venez (elle releva le doigt) demain matin avec six belles côtelettes de veau. (Elle enfonça le bouton.) C’est très important. (Elle le relâcha.) Merci beaucoup, Mr. Hexworthy. Excusez-moi d’appeler si tard, mais pour ces côtelettes, c’est vraiment (le bouton enfoncé) une question de vie ou de mort (le doigt levé). Très bien, demain matin (une nouvelle pression du doigt), aussi vite que possible.

Elle raccrocha le récepteur et se tourna vers son mari, haletante.

— C’est ainsi que tu parles à ton boucher ?

— C’est féminin, dit-elle avec légèreté.

Son cœur battait à grands coups. Son mari n’avait rien soupçonné. Même s’il n’avait rien compris, Dick viendrait.

Elle passa dans le salon et alluma l’électricité. Gerald la suivit.

— Tu parais en pleine forme, à présent, dit-il en la regardant avec curiosité.

— Oui, répondit Alix. Ma migraine s’en va.

Elle prit sa place habituelle et sourit à son mari qui s’assit en face d’elle. Elle était sauvée. Il n’était que huit heures vingt-cinq. Dick serait là bien avant neuf heures.

— Bien mauvais, le café, ce soir, se plaignit Gerald. D’une amertume…

— C’est une nouvelle marque. Je ne t’en donnerai plus s’il ne te plaît pas.

La jeune femme prit son ouvrage, se mit à coudre. Gerald prit un livre, lut quelques pages. Puis il jeta un coup d’œil à la pendule.

— Huit heures trente. Il est temps de descendre à la cave et de commencer à travailler.

L’ouvrage échappa aux doigts d’Alix.

— Oh ! non, pas tout de suite. Attendons neuf heures.

— Non, mon petit… huit heures trente. C’est l’heure que je me suis fixé. Tu pourras te coucher plus tôt.

— Je préfère attendre neuf heures.

— Tu sais que lorsque j’ai fixé une heure, je m’y tiens. Viens, Alix. Je n’attendrai pas une minute de plus.

Alix le regarda et, malgré elle, la terreur l’envahit. Le masque était tombé. Gerald se tordait les mains, ses yeux brillaient et il humectait sans cesse ses lèvres sèches. Il ne cherchait même plus à cacher son énervement.

« C’est vrai, pensa Alix. Il ne peut pas attendre… il est fou… »

Il s’avança vers elle et lui posa la main sur l’épaule, la forçant à se lever.

— Viens… ou je te porte.

Il avait parlé d’un ton très gai mais la férocité qu’il cachait la terrifia. D’un effort suprême, elle se libéra et s’agrippa au mur. Elle était sans défense. Elle ne pouvait pas fuir… il s’approchait.

— … Allons, viens !

— Non… non…

Elle avait crié, les mains étendues comme pour l’empêcher d’avancer.

— Gerald, arrête… j’ai quelque chose à te dire… à te confesser…

Il s’immobilisa.

— À me confesser ? demanda-t-il, intrigué.

— Oui.

Elle avait employé ce mot au hasard, mais elle s’y accrocha désespérément, cherchant à retenir son attention.

Une expression de dédain passa sur son visage.

— Une aventure ? dit-il avec mépris.

— Non. Autre chose. Un… un crime…

Elle avait touché le point sensible. Il montrait son intérêt et reprit son sang-froid. Elle était maîtresse de la situation, une fois encore.

— … Tu ferais mieux de t’asseoir, dit-elle avec calme.

Elle-même reprit son fauteuil. Mais, sous son apparente tranquillité, elle réfléchissait intensément. Il lui fallait inventer une histoire qui retint l’intérêt de son mari jusqu’à l’arrivée des secours.

— … Je t’ai dit que j’ai été sténodactylo pendant quinze ans, commença-t-elle doucement. Ce n’est pas l’exacte vérité. Il y a eu deux interruptions. La première… j’avais vingt-deux ans. J’ai rencontré un homme âgé et qui possédait une petite propriété. Il est tombé amoureux de moi et m’a demandé de l’épouser. J’ai accepté. Nous nous sommes mariés. (Elle s’arrêta un instant.) Je l’ai persuadé de contracter une assurance sur la vie, en ma faveur.

Son mari l’écoutait avec un intérêt accru.

— … Pendant la guerre, j’ai travaillé dans un hôpital. Je manipulais toutes sortes de drogues, de poisons.

Elle s’interrompit. Son mari était profondément attentif. Un meurtre ne peut qu’intéresser un assassin. Elle avait tablé là-dessus et gagné. Elle eut un regard pour la pendule. Neuf heures moins vingt-cinq.

— … Il existe un poison… une légère poudre blanche dont une pincée suffit pour provoquer la mort. Tu connais peut-être quelque chose aux poisons ?

Elle avait posé cette question non sans appréhension.

— Non. Rien.

Elle eut un soupir de soulagement.

— Mais tu as peut-être entendu parler de Phyoscine ? Il existe un produit qui agit exactement de la même façon et qui ne laisse absolument aucune trace. N’importe quel médecin diagnostiquerait un arrêt du cœur. J’en dérobai une petite quantité.

Elle s’interrompit, ménageant ses effets.

— Continue, dit Gerald.

— Non. J’ai peur. Je ne peux pas… Une autre fois…

— Tout de suite, dit-il, impatienté. Je veux savoir.

— Cela a duré un mois. Je me suis montrée vraiment bonne pour mon vieux mari, douce et dévouée. Il ne tarissait pas d’éloges sur mon compte. Chacun savait quelle remarquable épouse j’étais. Je faisais son café, le soir. Un jour que nous étions seuls, j’ai mis une pincée de poudre dans sa tasse…

Alix s’arrêta pour enfiler son aiguille. Elle, qui n’avait jamais joué la comédie de son existence, rivalisait avec les plus grandes actrices. Elle s’était mise dans la peau de son personnage.

— … Cela s’est passé sans histoire. Je le regardais. Un instant, il a un peu haleté et il a demandé de l’air. J’ai ouvert la fenêtre. Il m’a dit ensuite qu’il ne pouvait plus remuer. Il est mort tout doucement.

Alix sourit. Il était neuf heures moins le quart. Il ne tarderait pas à arriver.

— À combien s’élevait le montant de l’assurance ? demanda Gerald.

— Deux mille livres. J’ai spéculé et je les ai perdues. J’ai repris ma place, au bureau. Mais sans intention d’y rester. J’avais repris mon nom de jeune fille. J’ai rencontré un autre homme. Il ignorait mon premier mariage. Il était plus jeune, celui-là, assez séduisant et à son aise. Nous nous sommes mariés dans le Sussex. Il n’a pas voulu s’assurer sur la vie mais il a fait un testament en ma faveur. Il aimait, tout comme mon premier mari, que je lui fasse son café, de mes mains.

Alix parut sourire à ses souvenirs et ajouta avec simplicité :

— Je fais bien le café.

« … Je comptais beaucoup d’amis dans le village où nous vivions. On a compati à ma douleur, déploré cette fin brutale : un arrêt du cœur, un soir, après le dîner. Je ne crois pas que le médecin m’ait soupçonnée mais le décès subit de mon mari l’a beaucoup surpris. Je ne sais pas pourquoi je retournai à mon bureau. L’habitude, je suppose. Mon deuxième mari m’a laissé environ quatre mille livres. Cette fois-ci, je n’ai pas spéculé. Je les ai placées. Et puis, tu vois…

Elle s’interrompit, Gerald, le visage écarlate, la respiration haletante, pointait vers elle un doigt tremblant.

— Le café… mon Dieu ! Le café !

Elle le regarda, bien en face.

— … Je comprends, à présent, pourquoi il était si amer ! Monstre ! Tu as recommencé !

Les mains agrippées aux accotoirs du fauteuil, il allait bondir…

— … Tu m’as empoisonné !

Alix s’était reculée jusqu’à la cheminée. Terrifiée, elle ouvrait la bouche pour nier… Une seconde encore, et il lui sauterait à la gorge. Elle fit appel à tout son courage et soutint son regard.

— Oui, dit-elle. Le poison fait son œuvre, déjà. Tu ne peux plus te lever… tu ne peux pas bouger.

Si elle pouvait le retenir, ne serait-ce qu’une minute…

Ah ! Des pas pressés sur la route ! Le grincement de la barrière ! La porte d’entrée que l’on ouvrait…

— … Tu ne peux plus remuer, répéta-t-elle.

Puis elle s’enfuit, traversa la pièce en courant et tomba, évanouie, dans les bras de Dick Windyford.

— Mon Dieu, Alix ! s’écria-t-il.

Et il se tourna vers son compagnon, un grand diable, l’agent de police du village.

— Allez voir ce qui se passe dans cette pièce !

Il allongea la jeune femme sur le divan et se pencha sur elle.

— … Ma petite fille, murmura-t-il. Ma pauvre petite fille. Que t’a-t-on fait ?

Elle battit des cils et murmura son prénom.

Dick se redressa au contact de la main du policier sur son bras.

— Rien à signaler, à première vue, monsieur, dit-il. Mais l’homme qui est assis dans un fauteuil a dû avoir une belle peur. Il ne respire plus. J’ai l’impression que…

— Que ?

— Qu’il est mort…

La voix d’Alix fit sursauter les deux hommes. Une voix de somnambule… de folle :

— Oui… Il est mort…

Elle parlait comme en un rêve, les yeux clos.

Le mystère de Listerdale
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